Coup sur coup, deux prises de parole majeures pourraient donner le ton en ce qui concerne l’accélération de la révolution numérique. Celle, d’une part, de Mark Zuckerberg, dans ses voeux de Nouvel An, parlant de l’importance qu’il peut y avoir à décentraliser la technologie et à la mettre dans les mains des individus plutôt que dans des plates-formes. Dans l’esprit du fondateur de Facebook, on peut penser qu’il perçoit une rupture entre le monde auquel il appartient – une plate-forme centralisée – et celui qui vient – des systèmes d’information et de transactions décentralisés – suffisamment forte pour être de nature à remettre en cause la domination de son entreprise.
Par ailleurs, l’annonce, en début de semaine, d’un lancement d’une immense levée de fonds – entre 3 et 5 milliards de dollars -, par Pavel Durov, le fondateur de Telegram (on murmure qu’il est aujourd’hui à Paris et qu’il rencontrerait les plus hautes autorités de l’Etat) s’inscrit dans cette logique. En associant Telegram, une messagerie largement décentralisée et hautement sécurisée, avec une cryptomonnaie, Durov créerait un système presque imparable pour démultiplier des échanges marchands désormais informels, invisibles des autorités de régulation et des Etats.
Il faut ici comprendre que des gens comme Zuckerberg et Durov ont déjà eu un impact considérable sur la marche du monde. Leurs plates-formes respectives ont impacté de façon forte les élections, les marchés financiers, les lois dans le monde entier – et cela, donc, pourrait ne représenter qu’une première étape.
Si Durov et Zuckerberg lançaient des cryptomonnaies et autres technologies de décentralisation, ils en affaibliraient d’autant les Etats. Car l’enjeu qui se présente à nous est désormais celui d’un transfert massif de souveraineté des Etats et institutions structurantes vers des systèmes numériques décentralisés. Nous avons tous à l’esprit la fameuse cryptomonnaie bitcoin, qui a profondément ébranlé l’idée que seuls les Etats pouvaient émettre de la monnaie. Il est acquis que ce n’est là qu’un premier pas. Pour saisir les enjeux de cette décentralisation, il faut comprendre que ces services sont capables de créer des systèmes de transactions qui s’appliquent à beaucoup de biens (valeur financière, données, services, biens physiques…) sans nécessairement avoir d’autorité centrale. En conséquence, elles peuvent largement s’affranchir des juridictions et des contraintes territoriales. Quid lorsque ces services vont s’étendre à l’assurance, à la santé, au transport (une tentative de VTC basé sur une technologie décentralisée a été lancée à New York) et ainsi de suite ?
Croire que l’on pourrait cantonner la puissance de décentralisation de ces technologies revient à faire preuve de naïveté.
Aujourd’hui, des Etats comme la Chine où l’Iran bloquent les systèmes – dits de réseau virtuel privé ou VPN – qui permettent de contourner les mesures de filtrage. Reste que ce blocage sera de plus en plus facile à contourner.
La logique voudrait que les Etats comprennent des nouvelles dynamiques et mettent en place des stratégies westphaliennes, c’est-à-dire des collaborations pragmatiques avec la technologie et ses auteurs. Déjà les systèmes de renseignements de certains Etats ont entrepris des collaborations très poussées avec le monde très informel des hackers (Chine, Royaume-Uni, Russie…) ; d’autres tentent de virtualiser les services publics et d’étendre cela à des cybercitoyens (Estonie). Prendre acte de l’aplatissement du monde, de sa décentralisation et, tel un pratiquant de judo, utiliser cette force pour concentrer son utilité sur quelques points de principe forts où cela est nécessaire et légitime devrait être le coeur d’une nouvelle doctrine politique, stratégique et diplomatique.
Il y a là une rupture dans l’ordonnancement du monde : les Etats, omnipotents par leur maîtrise de la violence légitime sur un espace physique déterminé, pourraient bien se faire marginaliser par leur incapacité à maîtriser les espaces cybernétiques. Comme les seigneurs locaux du Moyen Age l’ont été avec l’unification des territoires qu’a induit le changement d’échelle géographique lors de la Renaissance, ils pourraient, faute de comprendre ces dynamiques, devenir largement inutiles.
* Gilles Babinet est digital champion de la France auprès de la Commission européenne.
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