Michel Serres : “: prenons conscience que nous avons changé d’espace”

A l’époque du stade oral, pris dans le sens des linguistes et non de Freud, le cerveau et les corps
humains servaient de support. Le stockage, le traitement et l’émission correspondaient au corps, à
la mémoire et à la voix. 

Avançons jusqu’au premier millénaire avant Jésus-Christ où se produit une révolution concernant
l’écriture. 

Avec la peau de bête, le papyrus ou le papier, l’écriture est le premier support extérieur
au corps humain. 

Or, dès le moment où le couplage support/message change, tout change dans
notre civilisation. 

L’arrivée de l’écriture entraîne de multiples mutations.
• L’organisation des villes devient possible grâce à l’écriture d’un droit écrit stable (code
d’Hammurabi) et mène à l’invention de l’Etat.

 • L’invention de la monnaie, qui est une façon d’écrire une valeur sur un support de bronze ou de
cuivre, remplace les complexités du troc et facilite le commerce. 

• L’invention de la géométrie est fille de l’écriture.
• L’invention des religions monothéistes du livre (Torah, Ecritures saintes, Coran) résonne
comme un coup de tonnerre dans le monde des religions polythéistes. 

• Enfin, la pédagogie aussi est fille de l’écriture car chaque enseignant a désormais à sa
disposition des textes qu’il n’a plus besoin de connaître par cœur et dont il peut léguer aux
enfants les contenus divers. 

Déployez la totalité de ce spectre et vous allez vous apercevoir que notre civilisation est la fille
directe de l’écriture. 

Le spectre de cette révolution est considérable.
Il est d’autant plus stable et important que je vais le répéter deux millénaires plus tard lorsque
apparaît la deuxième révolution concernant ce couplage support/message : l’invention de
l’imprimerie autour du XVème siècle. 

Dès cet instant, la révolution concernant cette technologie
numéro 2 est exactement la même, dans le spectre que je viens de dessiner, que la première Venise devient à cette époque une « ville-monde » et de multiples changements
interviennent à nouveau.

 • Le commerce est bouleversé par les inventions du chèque, de la banque et du traité de
comptabilité. 

• Le capitalisme naît pendant cette période. 

• L’imprimerie engendre surtout la naissance de la science moderne, c’est-à-dire de la science
expérimentale, qui n’est plus la science abstraite fille de l’écriture des Grecs. 

• En revanche, nous assistons à une crise extraordinaire dans le domaine des religions avec
Luther qui commence la réforme en disant : « Tout homme est Pape une bible à la main. » La
bible imprimée était alors à disposition de tout un chacun, ce qui permettait d’être libre et de ne
plus avoir à se référer à une autorité organisée. 

• Cette liberté reviendra vers les questions d’ordre politique pour marquer le début de la
démocratie au sens moderne du terme.
Du coup, nous avons de nouveau dans la deuxième révolution du couplage support/message une
transformation complète de la totalité de la culture et de la civilisation considérée. 

Ma conclusion s’avère donc fort simple. 

Si nous sommes aujourd’hui les contemporains d’une
révolution qui porte sur le même couplage support/message, alors nous devons retrouver autour de
nous exactement le même type de révolution.

 • La mondialisation est en train de se produire. 

• La transformation de la monnaie et du commerce est amenée par la monnaie volatile.

 • La révolution scientifique est considérable : un professeur de science enseigne aujourd’hui
autour de 70 % de contenus scientifiques qu’il n’a pas lui-même appris sur les bancs de cette
université. 

• La crise de la pédagogie en cours est difficile à régler. 

• Je n’ai pas besoin de revenir sur la crise actuelle des religions puisque les journaux en sont
remplis depuis déjà dix ans. 

Par conséquent, le monde dans lequel nous vivons ressemble dans son basculement aux deux
basculements que je viens de décrire. Nous obtenons en effet le même type de spectre dans ces trois
révolutions.
Nous avions appris à l’école que les grandes révolutions concernaient le « dur », à l’instar des
révolutions industrielle ou économique et de l’invention du moulin à vent ou des forges. La
comparaison entre les transformations impliquées par les révolutions du « doux » par rapport à
celles engendrées par les révolutions du « dur » est écrasante. Les civilisations basculent et se
mettent en place de manière nouvelle lorsque des révolutions concernant l’information
interviennent. Nous n’avons peut-être pas conscience aujourd’hui de la nouveauté extraordinaire
des temps dans lesquels nous vivons. 

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