Michel Serres : “L’espace ou l’adresse”

”Si vous me demandez mon adresse, je vous répondrai la réponse classique de mon adresse postale. Cette adresse fait référence à un espace euclidien, cartésien qui est référé à des points de référence donnés et connus. 

Cet espace est celui dans lequel nous avons vécu et je vais montrer que nous l’avons abandonné. Il était l’espace des réseaux (de coordonnées, de voies aériennes, de voies routières, etc.). Comme ces réseaux existent depuis fort longtemps, nous pouvons dire que l’espace des réseaux était l’espace d’autrefois. Dans quel espace vivons-nous actuellement ? Si vous me redemandez mon adresse aujourd’hui, je vous répondrai que je ne reçois à l’adresse que je vous ai donnée précédemment que de la publicité dont je m’empresse de me débarrasser. Cet endroit n’est donc plus celui où je stocke, traite, émet et reçoit de l’information. Pour remplir ces fonctions je me sers de mon numéro de téléphone portable et de mon adresse électronique. Ces deux adresses ne se réfèrent plus à l’espace que je viens de décrire. Ne dites plus que les nouvelles technologies ont raccourci les distances. Elles nous ont en réalité transportés d’un espace dans un autre, d’un espace euclidien, cartésien à un espace topologique où la distance est à redéfinir. Je voudrais tirer quelques conséquences culturelles considérables de ce changement d’espace. J’ai parlé précédemment d’espaces référés à des points donnés. Ces points étaient généralement des points de concentration. J’ai assisté sur mon trajet pendant des années à l’érection des quatre tours de la grande bibliothèque. Je voyais avec tristesse ces lieux où nous allions concentrer des milliers de livres à une époque où un simple moteur de recherche peut me procurer n’importe quel texte. Je pensais à ces cadrans solaires construits par les maharajahs de New Delhi au XVIIème siècle pour obtenir de très bonnes mesures des grandeurs célestes alors qu’ils ignoraient que Galilée venait d’inventer la lunette astronomique qui rendait évidemment ces constructions complètement obsolètes. Les points donnés étaient des lieux de concentration dont nous n’avons plus besoin. J’aurais en effet très bien pu rester chez moi aujourd’hui. Nous aurions alors fait une e-conférence. La deuxième conséquence culturelle relève du domaine juridique et montre bien que nous avons changé d’espace. Le mot « adresse » contient le préfixe « ad » et le mot « directus » qui marque la direction et les distances, mais qui signifie aussi le droit au travers du mot « rectus ». L’espace en question était un espace juridique, un espace de droit. Lorsque vous dites « 133 place de la République » pour signifier votre adresse, vous désignez un endroit où le gabelou pourra venir vous réclamer ce que vous devez à l’Etat. Cet espace juridique est également un espace politique puisque dans « rectus » il y a « rex » qui signifie « le Roi ». Par conséquent si vous n’avez pas rempli vos obligations militaires ou si vous avez commis un crime, la gendarmerie pourra se transporter vers votre adresse pour vous acheminer vers le service militaire ou vers la prison. Nous sommes bien dans un espace de droit. Changer d’espace signifie changer de droit et de politique. Or si nous avons changé d’espace, peut- être faut-il en conclure que nous nous trouvons dans un espace de non droit. Il est vrai en effet que la toile ou la plupart des endroits dans lesquels vous travaillez sont pour le moment des espaces de non droit. Il est d’ailleurs quasiment impossible d’appliquer le droit d’un autre espace sur cet espace là. Autrefois, au Moyen-âge, les forêts étaient des espaces de non droit où tous les personnages peu recommandables sévissaient, puisque la maréchaussée ne s’y rendait jamais. Par conséquent, les honnêtes gens traversaient difficilement des espaces de ce genre. Un beau jour pourtant des voyageurs courageux se sont rendu compte que les brigands arboraient une casaque verte et obéissaient tous à un chef dénommé Robin des Bois – vous avez reconnu mon histoire. Robin des Bois signifie celui qui porte la robe de magistrat dans un espace où le Roi n’est pas : les bois. Robin des Bois représente donc le nouveau droit. Dans le contexte de nos nouvelles technologies, cette métaphore implique qu’il est absolument nécessaire que naisse un nouveau droit dans ce lieu, et uniquement à partir de ce lieu. Tous les droits que nous connaissons sont nés de cette façon, y compris le droit romain. Changer d’espace a par conséquent des répercutions culturelles considérables qui touchent à la fois le juridique et le politique. Je voudrais rapidement faire l’éloge d’une femme belge pour vous montrer à quel point la politique peut changer. Cette dame, Madame Houard, écrit dans son blog sa tristesse au sujet de la division de son pays avant de transporter son texte sur le site www.lapetition.be. Elle récolte 103 000 signatures en un mois et organise un peu plus tard un défilé à Bruxelles auquel participent 140 000 personnes. Nous observons, en comparant cette situation à celle d’un homme politique qui aura cherché à rallier des voix pendant toute sa vie pour en obtenir péniblement 700 000, que l’efficacité de la méthode est considérable. Les nouvelles technologies permettent donc un nouveau droit et sans doute une nouvelle politique. Madame Houard est une hirondelle qui annonce un printemps démocratique que j’espère depuis longtemps déjà. La révolution culturelle que voilà est de type juridique, politique et de l’habitat. .III Les hommes, le cognitif Les nouvelles technologies auront-elles des répercussions sur notre manière de vivre et surtout sur nos manières de connaître ? Nous avons appris en cours de philosophie que la condition humaine comportait trois facultés : • la faculté de mémoire ; • la faculté d’imagination ; • la faculté de raison. Les philosophes décrivaient l’entendement humain sous ces trois formes. Les cognitivistes (biologistes, biochimistes) se sont ensuite avancés pour comprendre comment fonctionnaient exactement ces trois types d’activités. Je voudrais choisir la mémoire pour essayer de l’analyser devant vous en fonction des nouvelles technologies. A l’époque du stade oral, nous nous réunissions le soir pour entendre chanter les conteurs grecs, appelés « aèdes ». Ils avaient à cette époque une mémoire considérable puisqu’ils étaient capables de raconter les voyages d’Ulysse sur près de 5 000 vers. Nous avons sur cette mémoire des traditions parfaitement reconnaissables. Les dialogues de Platon commencent presque systématiquement par un passant qui reconnaît un ami sur la place publique. Il dit à son ami qu’il semble avoir entendu qu’il était présent le jour de la mort de Socrate. L’autre confirme et commence à lui relater les derniers propos de Socrate. Le dialogue s’étend ensuite sur 245 pages, sans oublier la moindre virgule dans les propos du philosophe. Les conteurs grecs avaient donc de la mémoire. Cette capacité de mémoire durera jusqu’à ce que l’imprimerie soit répandue partout. Les étudiants qui écoutaient les cours de cosmologie d’Albert Legrand au Moyen-âge étaient d’ailleurs capables de reproduire la totalité de ses propos des années plus tard, à la virgule près.

L’invention de l’écriture représente une première catastrophe.

 Le platonisme est d’ailleurs la lutte entre Socrate qui ne veut pas écrire et fait l’éloge de la parole vivante contre Platon qui lui fait l’éloge de la parole morte couchée sur le parchemin. L’invention de l’écriture s’accompagne alors d’une perte de mémoire considérable, que nous avouons tous les matins quand nous prenons des notes par peur d’oublier les propos tenus lors d’une conférence. Cette perte de la mémoire n’a rien à voir avec la catastrophe de la Renaissance où l’invention de l’imprimerie a totalement fait perdre la mémoire à ses contemporains. Nous en avons des preuves manifestes dans le texte de Montaigne où il affirme qu’il préfère « une tête bien faite à une tête bien pleine ». Il veut simplement dire qu’un historien de cette époque qui veut travailler sur sa discipline est contraint de savoir par cœur la totalité de la bibliothèque puisque celle-ci n’est pas accessible ailleurs que dans quelques bibliothèques dans le monde. Avec l’arrivée de l’imprimerie, il suffit de connaître l’endroit où se trouve le livre. C’est une catastrophe pour la mémoire. Par conséquence, avec la mise à disposition aujourd’hui de la totalité de l’information sur la toile, nous n’avons plus besoin de mémoire et nous n’en avons d’ailleurs plus. Comment se fait-il qu’une faculté, dont on nous a dit qu’elle était essentielle au cerveau humain, a une histoire telle que nous pouvons en mesurer la disparition ? Nous devons analyser le mot « perdre » pour essayer de comprendre ce que signifie cette perte de mémoire et pour réaliser ce que nous avons gagné. Pour expliquer la différence entre perdre et gagner du point de vue cognitif, j’en appellerais volontiers à ce qu’un de mes vieux professeurs de préhistoire racontait sur ce que veut dire « perdre ». Il disait que nous étions des quadrupèdes avant qu’un événement, qui a duré des millénaires, ne fasse perdre la fonction de portage à nos membres antérieurs. Nous avons alors inventé la main et avons gagné un outil universel. Dans le même temps, la bouche a complètement perdu sa fonction de préhension au profit de la main. La bouche est donc à son tour devenue un outil universel par le biais de la parole. Les fonctions données que nous avons perdues nous ont donc permis de gagner des outils universels qui ressemblent fort à l’outil que j’ai défini plus tôt. Si nous avons perdu la mémoire, voyons ce que nous avons gagné. En revenant sur l’histoire, nous pouvons nous apercevoir que c’est précisément parce que nous avons perdu la mémoire que nous avons pu inventer à la Renaissance les sciences physiques. La perte de mémoire nous a libérés de l’écrasante obligation de « se souvenir » et a permis aux neurones de se consacrer à des activités nouvelles. Voilà la différence qui peut exister entre perdre et gagner : perdre dans le domaine du reconnaissable pour gagner dans l’ordre inventif, indéfini, c’est-à-dire dans l’ordre humain. Si j’ai défini « perdre » par rapport à « gagner », le verbe « perdre » prend un tout autre sens dans la langue française. L’homme est un animal dont le corps perd. Chaque fois que nous inventons un outil, l’organisme perd les fonctions qu’il externalise dans l’outil. Pour inventer la roue par exemple, il suffit d’externaliser la rotation de nos articulations. Je crois que le mot mémoire possède deux sens : 

• le sens subjectif : avoir de la mémoire ;

• le sens objectif : la mémoire d’ordinateur. 

L’écriture et l’imprimerie étaient des mémoires et aujourd’hui vous disposez de mémoires supérieures à celles de vos prédécesseurs. En effet, nous avons perdu la mémoire subjectivement, mais elle s’est externalisée objectivement. J’appelle ce phénomène « l’exo-darwinisme de la technique ». Il y a externalisation des objets et ces objets évoluent à la place de nos corps. Vous voyez que ce que vous preniez jadis pour une faculté cognitive, la mémoire, n’est pas une faculté cognitive donnée et permanente, mais qu’elle dépend du support. Le support écrit a transformé la civilisation de telle sorte que nous avons complètement oublié le stade oral. Le support imprimé a complètement changé la civilisation telle qu’elle était avant. Je crains fort que nous soyons à un changement de culture tel que notre manière de connaître et de savoir tout entière, donc le cognitif en général, est sur le point de changer. Cette démonstration que je viens d’effectuer pour le cas de la mémoire pourrait évidemment être portée sur l’imagination et sur la raison. Je vous conseille sur ce dernier point la lecture du livre de Gilles Dowek intitulé Les métamorphoses du calcul dans lequel il montre comment le problème de la raison a évolué de façon extraordinaire sur plusieurs millénaires de telle sorte que s’est opéré, là aussi, une transformation profonde de la cognition. Ce livre a d’ailleurs gagné par mon intermédiaire le Grand Prix de Philosophie de l’Académie française. Vous voyez donc que l’INRIA contient des philosophes meilleurs que celui qui vous parle. Pour finir, je souhaiterais parler de toutes les facultés en général. Il était une fois une ville appelée Lutèce, au IIème siècle après Jésus-Christ. L’empereur romain d’alors décréta que les premiers chrétiens seraient persécutés, et exécutés, sur toute la surface de l’Empire. Or le christianisme apparaît à Lutèce dès le Ier siècle et, un soir, les premiers chrétiens, qui venaient d’élire un évêque du nom de Denis, se rassemblent dans une salle. Ils s’y barricadent dans le cas terrifiant où la légion romaine les interpellerait et les jetterait en prison. Alors qu’ils écoutent pieusement les entretiens de leur évêque Denis, le drame se produit. Les portes et les fenêtres volent en éclat, la légion romaine pénètre la salle et le centurion, qui est monté sur l’estrade, coupe le cou à l’évêque Denis dont la tête roule par terre. Stupéfaction, épouvante et angoisse, mais miracle. L’évêque Denis se penche, prend sa tête à deux mains et la présente à ses ouailles pendant que les légionnaires épouvantés s’enfuient devant ce que nous appelons depuis le miracle de Saint-Denis. Voilà l’histoire par laquelle je voulais terminer. Lorsque, le matin, vous vous asseyez devant votre ordinateur, vous avez en face de vous votre tête, comme celle de Saint Denis. En effet, les facultés dont je viens de vous parler se trouvent dans votre tête : la mémoire, l’imagination, la raison, des milliers de logiciels pour accomplir des opérations que vous ne feriez pas sans votre tête. Or votre tête est objectivée ; vous avez perdu la tête. Pour parodier le titre du roman de Musil, j’appellerais volontiers l’homme moderne « l’homme sans faculté ». Vous avez perdu ces facultés, mais elles se trouvent toutes devant vous. La question décisive qui subsiste encore est la suivante : que vous reste-t-il sur le cou ? Bonnat a placé, dans sa représentation du miracle de Saint-Denis, une lumière transparente légèrement incandescente sur le cou de l’évêque. Je terminerai par un mot catastrophique : les nouvelles technologies nous ont condamnés à devenir intelligents. Puisque nous avons le savoir et les technologies devant nous, nous sommes condamnés à devenir inventifs, intelligents, transparents. L’inventivité est tout ce qu’il nous reste. La nouvelle est catastrophique pour les grognons, mais elle est enthousiasmante pour les nouvelles générations car le travail intellectuel est obligé d’être intelligent et non répétitif comme il a été jusqu’à maintenant. 

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